J'aurais voulu être un fantôme
Certains fantasmes s’effacent comme des ombres. Celui-ci m’a laissée seule avec une serrure.
Un texte sur l’étrange mécanique des toquades, ces obsessions fugaces qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues.
💭 Pourquoi certains inconnus nous hantent-ils après une rencontre furtive ?
💭 Que reste-t-il d’un fantasme une fois qu’il s’évapore ?
💭 Et si le désir n’était qu’une manière d’habiter l’absence ?
J’explore ici le vertige de l’obsession, le plaisir du regard clandestin et la dissolution des émotions qui n’ont jamais eu lieu.
On passe nos vies à épier les autres. Pas forcément avec des jumelles et un chapeau dans une pièce obscure, mais en tendant l’oreille dans un café, en penchant légèrement la tête dans le métro pour apercevoir un écran. On veut saisir ce qui se trame chez les autres, même de purs inconnus. Comme s’il y avait là une révélation à capter. Ou juste un détail absurde mais précieux. Un écho, une connivence.
S’épier, c’est une manière de se renifler, de se frôler, de rester au plus près de la bête tapie en nous. Mais c’est aussi une façon d’épaissir le réel, d’y faire entrer le champ obscur et foisonnant du fantasme.
Petite, quand on me demandait quel super-pouvoir je rêvais d’avoir, voler venait toujours après être invisible. Oh oui, un courant d’air doté des six sens. Un spectre impossible à saisir, encore moins à déchiffrer. J’aurais traversé les murs, observé les vivants dans leur insouciance, scruté leurs gestes infimes, écouté leurs conversations ambiguës, senti le café brûlé, la fumée d’une cigarette oubliée. J’aurais tout vu. Le soupir de l’ennui, l’égoïsme diffus du quotidien, l’homme qui rabaisse sa femme, la femme qui console son enfant.
Je me suis toujours dit qu’on devait bien se marrer, à habiter cette terre en fantôme.
Mais comme je suis encore de ce monde en chair et en os, et que stalker ne m’a jamais intéressée, je projette. Sur le monde. Mon désir d’absolu. Ma nostalgie de l'ailleurs. Mes toquades.
Il y a peu, j’en ai eu une pas mal.
Un type qui n’existe sur aucun réseau social. Dont je ne connais que le nom et la profession. Tout le reste, je l’ai inventé à partir de ses gestes, de son regard, de sa présence, lors des trois fois où je l’ai croisé. Trois fois. Quarante minutes en tout.
Un serrurier. La symbolique était chargée : l’être qui ouvre des passages, qui restaure l'accès. Qui déjoue les blocages, fait sauter les verrous.
Comment la toquade a pris ? Immédiatement. Dès que j'ai ouvert la porte. Un contraste frappant entre l’image que je me faisais d’un serrurier du sud de la France — bavard, nerveux, un peu rustique — et la douceur éthérée qu’il dégageait. Ce regard, intense et songeur, qu’il posait sur moi à chaque interaction.
Ça m’a donné envie d’être un fantôme. Pour pouvoir le suivre, dans ses autres missions, sur les scènes de crime où il est parfois appelé à forcer une porte de cave (tremble-t-il ?).
Mais surtout chez lui. Un endroit juché sur une colline, face à un paysage de roche claire et d’herbes rases, où les pins noueux s’accrochent aux pentes escarpées. Une maison balayée par le mistral, qui fait claquer les volets et bruisser les cyprès. En contrebas, des restes de murailles oubliées. Des chemins de terre blanche serpentent entre les champs d’oliviers…
J’aurais scruté sa manière d’exister, d’habiter son monde, sa façon de remuer les légumes dans le wok, de verser du miel dans le yaourt de ses enfants, gestes anodins devenus presque sacrés sous mon regard invisible. Et surtout, j’aurais attendu ce moment précis. Celui où, après l’extinction des lumières, il murmure : "Faites de beaux rêves."
J’ai adoré être ce fantôme.
Pendant plusieurs jours, je lui ai rendu visite dans ce territoire intangible, celui des songes et des fantasmes. Un royaume sans porte ni clé, où l’on entre sans demander la permission et d’où l’on ressort changé. Un univers merveilleux, mais dangereux. Sans barrière ni garde-fou. Il distord la réalité, l’épaissit, la magnifie. Il nous transforme en ombres, en murmures, qui se glissent entre les murs et les strates du réel.
Je l’ai observé dans ses heures creuses, où il ne sourit plus poliment, où il ne joue plus de rôle, où il est seul face à lui-même. J’ai vu son rapport au silence, à la solitude. La manière dont il se lève du canapé après avoir lu, comme si une phrase venait de le heurter. Son regard dans la glace, furtif. Que fuit-il de son reflet ?
J’ai entendu la musique qu’il écoute quand ses enfants sont couchés.
Parfois, Amália Rodrigues pleure de toute sa voix ses amours perdues.
Parfois, une basse lancinante cogne comme un cœur en sursaut : "La division de la joie."
J’ai noté la façon dont il se tient devant une casserole d’eau qui bout, hypnotisé, comme si elle lui révélait un secret. J’ai suivi son rituel du soir : les lumières qu’il éteint dans un ordre précis, la pause qu’il marque devant la fenêtre, le dernier soupir avant de disparaître dans l’ombre de sa chambre.
Et puis un jour, je ne l’ai plus vu. Il n’était plus chez lui. J’ai fermé les yeux encore plus fort, mais rien. Plus de maison, plus de colline, plus de lumière vacillante derrière les rideaux. Seulement du flou, des contours qui s’effritent. J’ai insisté. J’ai arpenté le vide, tenté de le convoquer. J’ai voulu entendre la chaise qu’il repoussait du pied, le tintement des couverts dans l’évier, le murmure du miel coulant dans le yaourt.
Mais tout m’échappait. Ma toquade s’était évaporée. Dissoute comme une brume.
Et au matin, il ne restait rien.
Juste une serrure close.
Plus rien à réparer.
Plus personne à hanter.
Avez-vous déjà hanté quelqu’un sans qu’il le sache ? Ou été hanté par une présence fugace ? Ces obsessions passagères sont-elles si anodines ? Écrivez-moi, partagez votre expérience, et si ce texte vous a plu, soutenez ce journal en vous abonnant.
Enfant, devant l’écran noir et blanc, avec mes frères, nous regardions la série télévisée Casper. Le gentil fantôme. Ce personnage de fiction imaginé par Paramount Pictures nous fascinait, me fascinait tout particulièrement.
Il glissait à travers les murs, insaisissable, partout et nulle part. Il savait tout, voyait tout. Il n’appartenait à rien. Il traversait le monde sans le poids des guerres, sans l’empreinte du temps.
J’aurais voulu être lui. Libre. Légère. Transparente. Intouchable.
Je regardais ses errances, son sourire flottant dans le vide. Peut être cherchait-il à être aimé, à être vu autrement que comme une ombre ? Mais les vivants ont peur de ce qu'ils ne comprennent pas. Moi, je ne l'étais pas. Puis plus tard, bien plus tard, je compris pourquoi il me fascinait tant.
Oui en effet, il m’est arrivé plus d’une fois d’observer des personnes intriguantes et d’imaginer leur quotidien, les petits gestes dans leur intimité qui constituent la personne qu’ils sont réellement, derrière le masque que l’on porte pour la société. Ce texte est très puissant et me parle beaucoup! Les photos qui l’accompagnent sont également très jolies.