Une maison nommée Folie (partie 3) - Belladone
Elle m'a sauvé la vie. Puis la sienne lui a échappé.
Merci de me lire ! 💛
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À la Folie, on croisait des cousins qu’on ne connaissait pas. Des visages flous, des prénoms éphémères, une généalogie brumeuse. Les petits-enfants des cousins de grand-mère. Eux avaient grandi dans cette maison pendant la Seconde Guerre, entassés sous le même toit en attendant que l’Histoire passe. Soixante ans plus tard, nous, leurs descendants, construisions des cabanes dans les bois, jouions au Loup, plongions dans la rivière. Plus de menace nazie, juste les joies et les tragédies ordinaires de l’enfance.
C’était un été saturé de soleil et de gamins. J'avais dix ans. La maison était pleine à craquer de corps, de rires et de cris stridents. On dormait en grappe, un peu comme en colo, sauf qu’on partageait un fragment d’ADN.
Dans la chambre au-dessus de la cuisine, nous étions une poignée de filles. Mes sœurs, moi, et Aurélie. Une voix rauque pour son âge, un regard de chat sauvage. Et un caractère de fer. Comme ma sœur Juliette. Entre elles, le respect avait été immédiat. Moi, avec ma voix trop aiguë et mon visage de poupée ahurie, je faisais figure de proie.
Voilà, le décor est posé, mais la suite tient en quelques phrases.
Un après-midi, nous étions tous allés manger une glace au Pot Bleu, de l’autre côté de la rivière. Je ne sais plus pourquoi, mais Aurélie et moi nous étions écharpées, une dispute aussi brutale qu’inutile. Elle boudait, bras croisés, traînant les pieds, me lançant des regards noirs - elle m'aurait bien tuée. Moi, tout aussi contrariée, j'essayais de penser à autre chose. J’avais repéré une baie d'un bleu profond, ronde, alléchante. Une myrtille, mon fruit préféré.
Je m’apprêtais à la croquer quand Aurélie s’est retournée (avait-elle des yeux dans le dos ?).
— Mange pas ça, c’est du poison.
J’ai figé mon geste. Lâché la baie. Écrasé la perle sous mon pied.
Nous ne nous sommes plus jamais chamaillées, Aurélie et moi. Mais nous ne sommes pas devenues les meilleures cousines du monde pour autant.
J’y ai repensé souvent. Pourquoi m’avait-elle prévenue ? Elle aurait pu ne même pas y prêter attention. Ou décider que c'était mon problème après tout - qu’elle crève !
Je n’ai jamais oublié cette phrase. Ce coup d’arrêt.
Mange pas ça, c’est du poison.
Dix ans plus tard, je suis revenue à la Folie, un après-midi seulement. J’avais vingt ans, l’été touchait à sa fin, et j'allais bientôt m'envoler pour Istanbul, où m’attendaient cinq années d’effervescence et d’odyssée.
Aurélie était là. Nous ne nous étions jamais revues depuis la belladonne. La maison embaumait les fleurs, la vie, mais aussi la fin de quelque chose. De l’été, je croyais.
Elle était accompagnée d’un garçon, son amoureux. Ils se tenaient par la main, parlaient peu et bas, souriaient tout le temps. Aurélie n'avait plus de cheveux sous son bandeau, plus de sourcils au-dessus de ses beaux yeux bleus, qui n'avaient plus rien de sauvage. Mais il émanait d'elle une lumière que je n'avais encore jamais vue. Une lumière crépusculaire.
Aurélie se battait contre un cancer du genou.
Je ne sais plus si je lui ai rappelé cet épisode du Pot Bleu. Je ne crois pas. Et je ne sais pas non plus si je lui ai dit merci.
Merci d’avoir sauvé ma vie ce jour-là, malgré notre animosité.
Aurélie est morte peu de temps après cet été-là. Moi, je vivais mes plus folles années. Je tourbillonnais, je trébuchais, je tombais amoureuse, je me relevais. J’initiais mille projets, aucun ne prenait vraiment, mais je vivais, je me débattais, j’avançais, j’écrivais, je remuais ciel et terre pour exister.
Et Aurélie était déjà morte depuis plusieurs années.
Que lui a-t-il manqué ? Ai-je eu plus de chance qu’elle ? La vie est-elle injuste ? Ou seulement ce qu’elle est, c’est-à-dire arbitraire ? Comme le ciel est bleu. Bleu sombre ou bleu clair, bleu infini même quand tout s’éteint.
Reste la lumière. Celle de celles et ceux qui sont passés par là, avec leur voix, avec leur regard, avec leur caractère.
Aurélie me traverse encore aujourd’hui. Le peu que j’ai connu d’elle contient une immensité.
Il n’y a pas de vie interrompue.
Car comme le dit un homme extraordinaire, Vladimir Jankélévitch :
"Si la vie est éphémère, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel."
Je viens de rentrer à Paris. Beyrouth est derrière moi, mais Beyrouth est encore là, en moi, aujourd'hui en lisant ton texte.
Je le lis. Il me traverse, il m’effleure, il m’empoigne. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être à cause de ce lien. Ce lien qui ne s’efface pas. Ce lien qui reste. Indéfectible. Ce lien avec elles, mes cousines, mes sœurs. Sœurs dans l’âme, sœurs depuis toujours, depuis avant même que je sois née.
À peine rentrée, déjà ailleurs. La nostalgie me prend, elle m’enlace, elle me plie en deux. Cette amitié qui nous lie, qui nous relie, depuis l’enfance, depuis avant l’enfance, depuis le jour où j’ai vu le jour.
Ton texte a ouvert quelque chose. Une porte. Une brèche. Et tout revient. Les souvenirs. Ceux d’antan, ceux que je croyais éteints, ceux que je croyais oubliés. Les émotions aussi. Celles que j’avais rangées, celles que j’avais enfouies. Celles qui, pourtant, attendaient.
ce texte d'une superbe délicatesse, comme à votre habitude vous arrivert à capturer l'essence d'une âme qui, malgré sa courte existence, vous a laissé une empreinte indélébile. Chaque mot révélant une maîtrise des sentiments qui frôle la perfection. La beauté qui émane de ces lignes est à la fois douce et puissante, comme un murmure qui résonne longtemps après sa disparition. C'est un hommage magnifique sur ce lien invisible mais fort qui vous unit à jamais.