Je vous ai parlé de la Folie ?
Une grande bâtisse en pierre, posée au bout d’un chemin. Un toit haut, une vaste cour de graviers, une rivière en contrebas. Et en son cœur, une serre. Un écrin de lumière avec des citronniers et des vitraux colorés qui découpent l’ombre et le jour. Au printemps, le mauve dévore la façade.
C’était pour la Toussaint, ou Pâques. Jamais les vacances de Noël, rarement celles d’été. On filait en Vendée, Juliette et moi, dans la voiture de grand-père. Grand-mère et les autres prenaient le train. Sur la route, on se disputait, se griffant parfois jusqu’au sang. Grand-père, crispé sur son volant, nous ordonnait de nous calmer, mais on était déchaînées. La seule arme qu’il avait, c’était sa main droite qui lâchait un instant le levier de vitesse pour pincer au hasard nos mollets.
On hurlait. Juliette essayait de détourner sa main vers ma jambe, je faisais pareil. Notre petit jeu cruel. Puis, après des heures sur le ruban froid de l'autoroute, à longer des arbres flous, des poids lourds, des stations-service : sortie Fontenay-le-Comte. Le village de Rabelais.
Là, quelque chose changeait dans la voiture. Silence. Fatigue du voyage. Mais surtout une joie sourde. Solennelle. Plus vieille et vaste que nous.
Les routes devenaient plus étroites, plus cahoteuses. La lumière, plus fébrile. La végétation, plus dense. On savait qu’on approchait.
Et puis, au détour d’un virage, elle apparaissait.
Grande. Imperturbable.
La Folie.
Le crissement des pneus sur le gravier. À peine la voiture garée, Juliette s’élançait à travers la grande cour jusqu’à la porte d’entrée.
J’avais envie de courir moi aussi, envie de cet élan vorace vers la maison qui m’avait tant manqué.
Mais je restais figée.
Les yeux rivés.
Les sens happés.
Je reconnaissais tout. Et c’était comme une première fois.
Qu’allait-il se passer cette fois-ci ?
Dans ses longs couloirs grinçants ?
Dans le bois planté par mon arrière-grand-mère et ses sœurs ?
Au bord de la rivière ?
Quels jeux bizarres ?
En haut des champs, vers Puy-Rocher ?
Dans sa cave à vin désertée par l'ivresse ?
Dans ses cagibis poussiéreux ?
Derrière ses grands miroirs fêlés ?
Quels cousins éloignés allaient se joindre à nous ? Que nous n’avions jamais vus et ne reverrions jamais. Mais avec qui nous partagerions les secrets de la nuit, le crépitement du feu, le frisson de la campagne.
Le remous profond de l’enfance.
La Folie.
Toujours.
Sans cesse.
À jamais.
Le lieu des premières et dernières fois.