— Je pensais que ce serait un peu plus facile.
— De quoi ?
— De vivre.
— Ah… oui. C’est pas toujours évident d’être un être humain. Et pourtant, on fait partie des mieux lotis.
— Tu veux dire qu'on est méga privilégiés ?
— Non. Je veux dire qu’on est une anomalie. Et qu’en tant que tels, on a sans doute un devoir.
Il était affalé sur le canapé, la couverture chauffante sur sa cuisse endolorie. Nos verres de vin posés sur la table basse, le jazz feutré en arrière-plan. Derrière les grandes fenêtres des brownstones de Brooklyn, la neige valsait dans l’heure bleue.
Tout était là. La chaleur, le confort, le temps suspendu… Cette illusion que le monde peut attendre.
Dans cette bulle intime, on pouvait presque oublier que dehors, quelque chose se lézardait.
Une "vie facile"... ça veut dire quoi ? Quand on sait qu’elle peut, à tout moment, basculer dans la brutalité, l’impitoyable, la cruauté. Pour les autres... jusqu’à ce que l’autre, ce soit moi.
À quoi ça tient à quoi, au fond, de mener une vie pas trop dure, et même plutôt agréable ? À une posture intérieure ? À notre façon d’habiter le monde, d’être traversé par les événements ?
Sans doute...
Mais la volonté a ses limites. On ne flotte pas dans le vide, on existe dans un décor. Et ce décor peut tout aussi bien s’embellir que s’obscurcir, s’effondrer. Il semble nous englober et nous imposer ses lois mais, dès l’instant où nous l’habitons, c’est nous qui le créons.
Ces jours-ci, où que j’aille, je ressens l’effondrement. Pas encore la forteresse qui s’écroule sous la poussière, mais la faille qui s’élargit. L’angoisse qui s’infiltre et qui rampe.
L’aquoibonisme qui se mue en lassitude, puis en renoncement.
Les gens se dérobent, répondent tardivement, initient moins, vous avez remarqué ? Ils s’effacent derrière leurs écrans, s’étiolent dans leurs terriers.
Comme des ours en attente d’un printemps incertain.
Le printemps, parlons-en.
Le prochain, s’il doit exister, il va falloir le créer.
Il y a un chiffre qui m’émerveille.
Depuis le début de l’humanité, environ cent dix milliards d’êtres humains ont foulé cette terre. Seuls 7% d’entre eux sont vivants aujourd’hui.
7%.
Et j’en fais partie. Toi aussi.
Mieux encore : nous faisons partie de ceux qui n’ont pas à se plaindre.
Nous sommes une anomalie statistique. Une incongruité du destin.
Quand je pense à tous ceux qui souffrent, dans leur corps, dans leur souffle, dans leur cœur… Être ici, en bonne forme, relève du miracle.
Un miracle qu’on ne peut pas prendre pour acquis, ni laisser s’éroder sous l’angoisse.
Un miracle insensé mais extensible.
Comme ce printemps qu’il faut inventer. Dès maintenant.
Pas seulement pour une élite.
Pas juste pour 7%.
Pour toutes celles et ceux qui, à cet instant, respirent encore.