Le Cri, la Forêt
Ce que l’écriture nous prend, ce qu’elle nous rend : extase, errance, constipations mystiques et rechutes garanties.
— Vous faites quoi dans la vie ?
— Euh… J’écris.
— Vous écrivez ??
Il me regardait comme si je venais de lui confesser que je me prostituais dans des parkings abandonnés.
C’était un magnétiseur tchèque de la taille d’une armoire à glace que j’avais consulté pour qu’il me libère de mes démons. Ou qu’il réaligne au moins deux-trois chakras.
— Mais écrire, c’est pousser un cri dans la forêt !
J’avais hoché la tête. Oui. C’est exactement ce que je fais. Le cri, la forêt, tout ça...
Après ce long silence, me revoici. Je viens de terminer un livre, sans doute le plus important et le plus abouti à ce jour. Il m’a dévorée. Il m’a pris tout mon temps, mon énergie et mon capital de sociabilité humaine. Mais il m'a aussi beaucoup apporté (je ne sais pas encore très bien quoi).
J’évolue parmi des gens qui écrivent, qui publient, ou qui rêvent de le faire. Je ne les admire pas tous, mais je les respecte profondément. Pas pour leurs prix, leurs contrats ou leur mise en place dans des lieux branchés. Mais pour ce cri qu’ils poussent chaque fois qu’ils s’acharnent à attraper un éclat de vérité. Une idée mirobolante. Une phrase qui sonne hyper juste. Un bout d’os. Une tentative de rester vivant.
Écrire, c’est parler à voix nue dans une chambre sans murs. Et revenir, inlassablement, dans cette pièce qui ne nous a rien demandé. Qui n’est même pas à nous.
J’adore la forêt. Sa densité, son silence chargé, la lumière qui hésite, l’obscurité qui veille, les sentiers qui nous avalent. Et le komorebi, ce mot japonais qui désigne le soleil filtrant à travers les branches.
J’aime m’y perdre. Comme dans l’écriture. Rencontrer des ombres, des bêtes étranges, des versions de moi que je ne reconnais pas. C’est un conte. Cruel. Sublime. Sans issue.
Mais ce cri... C’est quoi, exactement ?
Un cri sans bruit, comme disait Duras ?
Un cri sans bouche, qui dévisage le monde jusqu’à le déformer ?
Et une fois le cri poussé que reste-t-il ? Quelques points d’interrogation, minuscules et vertigineux : Moi. La vie. Les autres. Pourquoi. Comment.
Écrire un livre est une absurdité. Tout le monde vous le dira.
Publier un livre est une aberration. Mais personne ne vous le dira.
Car ceux qui savent sont piégés. À vie. Pris dans l'engrenage.
Écrire, c’est comme se faire tatouer. Une fois qu’on commence, on ne s’arrête plus. Ça pique, ça saigne, ça marque. Et on y retourne.
Il faudrait peut-être alerter la population, surtout les plus jeunes, non? Voici ce qui vous attend si un jour vous osez écrire.
Les premières lignes seront une extase. Vous croirez avoir touché l’axe du monde, le noyau incandescent de votre être. Vous penserez avoir trouvé le titre parfait (le premier de 654 autres). Vous vous direz : ça y est, j’ai le souffle, la vibe, le kaïros, le duende, le pneuma — je suis lancée !
Ce sera le premier cri. Un cri de joie, de guerre, de délivrance. Grosso modo : Eurêka.
Et puis tout retombera. Le feu s’éteindra. La forêt se taira. L’extase deviendra panne. La certitude : soupçon. Et ce que vous teniez comme une révélation fondra comme un mirage.
Parce qu’écrire commence toujours par une illusion. Un leurre. Ce narrateur. Cette voix. Ce sujet. C’est ça et rien d’autre.
Et puis soudain, non. Ce n’est plus ça du tout. Et on ne sait pas ce que c'est. Pas la moindre idée. Non, vraiment : rien.
Comme dans la vie, ce qu’on veut trop définir nous échappe, et ce qu’on tente de contrôler explose sous nos yeux en tessons de best-sellers avortés.
Alors viendra le deuxième cri. Moins clair. Plus sinueux. Parfois geignard. Un cri coincé, comme une indigestion d’idées. Oui, vous serez constipé. Littérairement, émotionnellement, spirituellement.
Et il n’y a pas de laxatif pour l’inspiration.
Seulement le silence. Le doute. L’attente. L’errance.
Et il y aura d’autres cris. Des cris de misère dans la nuit. Des cris de joie à l’orée du chaos. Des cris d’orgueil, de colère, de tendresse sauvage envers vous-même et le monde. Et même envers le chaos et la mort.
Vous crierez sans cesse. Et personne ne vous entendra (Marguerite avait raison).
Vous perdrez votre voix. Puis votre énergie. Une grande partie de vos "amis" (ceux d'appoint, pas les vrais). Et parfois même votre foi.
Et malgré tout ça… vous vous battrez pour être publié. Le grand cirque commencera : séduire des éditeurs. Convaincre des journalistes. Plaire à des influenceurs. Offrir des mots brûlants à des visages encore plus constipés que vous quand vous cherchiez l’incipit parfait.
La forêt sera toujours là mais à la place des arbres, il y aura des immeubles haussmanniens. Et derrière les fenêtres, des gens sceptiques, blasés, qui se croient bien plus puissants que des chênes, des hêtres ou des châtaigniers.
Et malgré tout ça, vous recommencerez.
Car écrire est absurde. Publier est une aberration. Mais vivre sans crier dans la forêt… c’est renoncer à sa propre traversée.
Et ça, c’est pure folie.
Felicitations pour cet accomplissement incroyable! C'est un peu comme un accouchement j'imagine:) Vraiment hate de te lire!
Je ne connaissais pas ce mot. Komorebi. Lors de mes marches solitaires dans la foret derrière la maison, ces marches qui apaisent les cris intérieurs et me rends le souffle, je me demandais comment nommer cela. La beauté. La lumière qui malgré tout, malgré la densité de la canopée, parvient à pénétrer au plus profond des bois. Merci pour ce cri. J'ai hâte de te serrer dans mes bras.