La petite sadique en moi
"Une maison nommée Folie" (Partie 2) : Quand on joue avec la peur, la sienne et celle des autres...
Ça se passe à la Folie. C’est l’après-midi, le printemps.
J’ai une dizaine d’années. Dix ans, c’est pas grand-chose, et déjà des milliers d’heures. De rêve et de vie, les yeux ouverts. Des milliers de couleurs, de fous rires et de sanglots. Du beau, du moche, du sang. Et des tonnes d’oiseaux dans le ciel.
C’est l’heure de la sieste. Tout s’est tu. J’entends seulement quelques piaillements et au loin le grondement du tracteur de Marcel.
Je referme mon livre. Quelque chose me dérange.
La maison est trop calme.
Où sont-ils ? Grand-père, grand-mère ? Mes sœurs ? Nos cousins ?
Et si...
S’ils étaient tous morts ?
Massacrés sans que je m’en rende compte pendant que je lisais la Comtesse de Ségur.
L’image surgit. Des corps éparpillés sur le sol, le silence noir de la mort.
La cuisine saccagée. Une chaise renversée.
Du sang dans les rainures du parquet.
Mon ventre se contracte. La scène s’impose.
Mon imagination n’a plus de frein.
Des hommes camouflés de noir, entrés en silence.
Les hurlements étouffés.
Les corps qu’on traîne au fond des couloirs.
Si je me lève et que je vais voir, ce sera vrai.
Mon cœur cogne, une sueur glacée coule le long de mon dos.
Je veux vérifier. Mais je suis pétrifiée.
Et si...
Si en imaginant tout ça, je l’avais fait arriver ?
Un craquement dans l’escalier.
Je sursaute.
Je cours à l’étage. Je les trouve là, dans une chambre.
Ève, ma petite sœur. Charles et Hugo, nos cousins.
Vautrés sur le sol, absorbés par leurs cartes Pokémon.
Le choc dans mon ventre, je n’arrive plus à me défaire d’elle, l’angoisse. Il faut que je l’expulse, que je la sème.
— Écoutez-moi.
Ma voix tremble, ça la rend plus vraie.
— Des gangsters sont entrés dans la Folie. Ils ont capturé grand-père et grand-mère.
Le silence après mes mots.
Charles cligne des yeux. Hugo rit nerveusement. Ève, elle, ne rit pas du tout.
— C’est vrai ?
— Mais non, elle rigole !
Non. Je ne rigole pas.
Je me redresse. J’attrape la porte et la claque.
— Sous les lits. Maintenant. Hugo, dans le cagibi. Faites pas un bruit.
Ils hésitent. Puis l’instinct l’emporte sur la raison.
Les visages blanchissent.
Ils obéissent.
Le silence. Le vrai.
Je les ai eus.
Un frisson remonte le long de ma colonne.
La peur est là. Vivante. Je l’ai créée.
Leur souffle retenu.
Le tic tac de la vieille pendule.
La tension. L’attente. Le pouvoir.
Un instant, je veux continuer. Faire durer.
Mais quelque chose vacille.
Ma gorge se serre.
Et si j’avais raison ? Si dans la maison un danger guettait vraiment ?
Je sors de la chambre. Referme doucement la porte.
Le couloir me semble sans fin.
Le parquet grince sous mes pas.
Aux murs, les regards austères me fixent. Des aïeuls inconnus.
Personne dans la cuisine. Personne dans la salle à manger ni dans le salon bleu.
L’odeur du feu de bois.
Quelque chose cloche.
— Grand-mère ?
Pas de réponse.
— Grand-père ?
Silence.
Un bruit. Un froissement.
Quelque chose bouge au bout du couloir.
Un pas. Puis un autre.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je tressaille.
Sa voix grave.
Elle est là.
Plantée devant la bibliothèque, un livre à la main.
Grand-mère, son regard froncé.
La maison assiégée disparaît.
Les cadavres. Le sang.
Tout s’effondre, s’évapore.
Mais mon cœur cogne encore.
Et la sueur sur ma peau.
— Pourquoi t’es blanche comme un linge ? Où sont tes cousins ?
J’ouvre la bouche. Rien ne sort.
J’ai peur.
Pas des gangsters.
Pas de la mort.
De moi.
De ce que je viens de faire.
Du frisson d’excitation.
De leur terreur. Que j’ai moi-même fabriquée.
J’ai aimé ça.
J’ai aimé voir leur réalité basculer sous mes mots.
Et maintenant, tout me revient en pleine figure.
Je baisse la tête.
Je suis allée trop loin.
— Je leur ai raconté… Qu’on vous avait tués?
Silence.
Puis la gifle.
Sèche. Brûlante.
L’éclair dans mon crâne.
Le feu sur ma joue.
Mon souffle coupé.
Les larmes jaillissent.
Quelque chose se brise en moi.
Et s’allège enfin.
Comme si la peur que j’avais inoculée sortait de mon corps.
Et ne restait que la honte.
L’écrasante, lourde, brûlante honte.
Je vacille.
Ce jour-là, j’ai compris.
La peur est un virus.
On la refile aux autres pour ne pas la porter seule.
Et la bête est là.
Tapie en soi.
Prête à sortir.
Et dévorer le réel.
👁️ Avez-vous déjà senti la peur distordre le réel, au point de ne plus savoir où s’arrête l’imaginaire et où commence la réalité ? Partagez votre expérience, je vous lis.