Enfants d'enfants blessés
Nous avons tous des parents, morts ou vivants. Et tous des blessures, vives ou cicatrisées. Est-ce la même chose ?
"Clarisse, ça fait trente ans que ta mère est morte, il est temps de commencer à pleurer d'autres morts, non?" J'aurais pu entendre ça dans un rêve, de la part de mon inconscient. Mais je l'ai entendu dans la réalité, de la part d’un ami.
Je dois avoir beaucoup de chance, parce que depuis mes 5 ans, je n'ai pas eu de meilleure mort à pleurer que ma petite maman. D'ailleurs je ne l'ai pas vraiment pleurée. Je l'ai dévisagée sur les photos, envisagée dans mes rêves, déchiffrée dans ses carnets, magnifiée dans mes propos... C'est une femme, jeune, que j'ai sentie très fort de zéro à cinq ans. Sa voix, grave comme l'orage, son regard brûlant de vert, son odeur de chèvrefeuille et de mousse de chêne. Puis, plus sentie du tout. De son vivant, son absence était déjà là. Elle rôdait dans nos moments de rire et de jeu, s'infiltrait dans nos balades et nos câlins. Elle flottait entre nous, légère et obstinée, comme seule la mort sait l’être.
Je n'ai jamais vraiment pleuré ma mère, contrairement à ce que croit cet ami. Je l'ai portée. Dans ce que j'ai imaginé, conçu, espéré. Dans mes vertiges, mes angoisses, mes rêves de grandeur. Son odeur, son visage, sa voix et son regard n'existent plus depuis longtemps. Mais elle est "là", comme les fils enchevêtrés au dos d’une tapisserie. Elle est partout, contrairement à nous qui ne sommes que de passage.
"Tu as quelque chose en plus parce que tu as quelque chose en moins", m’a dit un jour mon amie l’écrivaine Julie Estève. Merci Julie, j’adore cette phrase. J’adore cette “chose en plus en moins”. Ce trou lumineux, c’est ma mère. Vivante ou morte, je l’aurai toujours. Jusqu’à ma mort, et même au-delà.
Qui parmi nous n’a pas une mère ? Présente, absente, gentille, zinzin, morte, drôle, vivante, sublime, violente, estropiée...? On entend souvent ces jours-ci : "Y en a marre des histoires de papa et maman." Ah bon ? Alors c’est qu’elles sont mal racontées, car moi je n'en connais pas tellement d'autres, des histoires. Toutes, si on gratte un peu, parlent de papa et/ou maman. Même quand on parle d’autre chose, on parle de ça : de ce qu’on a trop reçu, ou pas assez. De l'amour, des coups, des encouragements, des humiliations. Ces deux-là ont été les premiers à tout nous donner. Ou à tout retenir. On croit parfois pouvoir tirer un trait dessus mais en faisant cela, on fait hurler l’hérédité. Comme Marilyn sur ces fameux clichés d’elle nue, par Bert Stern en 1962, qu’elle détestait. Oui, ils sont là, nos héritages, tout nus sous la croix rouge.
Mais est-ce qu’on veut rester éternellement coincés dans ce drôle de pays parental ? J’aime l’idée d’y faire des excursions, même des pèlerinages, mais pas d'y bâtir ma maison. Ah, j’y ai déjà un palais (qui coûte très cher à entretenir)? Bon. Tant pis. Tant mieux. Sur le frontispice, je pourrais y faire graver : "Enfant d’enfant blessé." Parce que c’est ça, être humain : porter les blessures et les élans de ceux d’avant, et apprendre à en faire quelque chose… de plus et de moins à la fois.
Je parlerai toujours de ma mère.
Pas comme d’une femme morte à 35 ans d’une crise d’épilepsie terrifiante sous mes yeux.
Pas comme d’une femme avec une ardoise de dettes chez le pharmacien pour du néocodion.
Pas comme de cette personne qui, un soir, s’est mise à balancer des assiettes et des verres contre les murs, en chantonnant, sous nos yeux de gamines effrayées.
Non.
Je parlerai d’elle comme d’une petite fille éclatante de vie et de bizarrerie, d’une adolescente hilarante et angoissée, d’une jeune femme habitée, hantée, d’une femme qui s'est tenue debout sur le seuil.
Le seuil de la vie.
Le seuil de la mort.
Là où surgit et s'éteint l'extase.




J'aime beaucoup cette citation de Roland Barthes extraite de son journal de deuil de sa mère, une pensée consolatrice pour nous les orphelins de mère... :"Ce que j'ai perdu, ce n'est pas une Figure (la Mère), mais un être, et pas un être, mais une qualité (une âme) : non pas l'indispensable, mais l'irremplaçable. Je pouvais vivre sans la Mère (nous le faisons tous, plus ou moins tard), mais la vie qui me restait à vivre serait à coup sûr et jusqu'à la fin inqualifiable."
Quel merveilleux texte Clarisse. si délicat, si poignant, bouleversant et à la fois plein de lumière. la lumière de ceux qui nous abandonneront jamais car ils nous ont aimés, pleinement, sans conditions, juste pour ce que nous étions.
Les esprits sont là autour de nous, en nous... ils nous observent, nous font des signes et nous souffle dans le cou de temps à autre, pour nous dire : "rassure toi, je suis là".